Palerme. Italie. 13 juillet 2009. Je sais exactement pourquoi cette petite boule se forme dans mon ventre. C’est le grand jour. Par la fenêtre, j’entends la clameur sourde de la ville. J’ai encore du mal à croire que j’ai survécu toute une année dans ces rues, parmi ces gens si différents… Ils ne me ressemblent pas. Loin de là. Ils sont tous tellement attachés à leur terre. Je suis née ici, il y a 24 ans et malgré tout, je me sens comme une étrangère. Mon cœur s’accélère à la pensée qu’enfin, je vais rejoindre ma place. Mon cœur appartient au bush africain. Il en a toujours été ainsi et je sais au fond de moi que rien ni personne ne pourra changer cela. En m’étirant, je repousse les draps et déjà mon esprit dérive vers le soleil rouge et la beauté sauvage de la savane. Je crois d’ailleurs qu’aucun autre paysage n’a jamais pris place dans mes rêves et pour cause : j’ai grandi dans le paradis qu’est l’Afrique du sud. J’avais seulement trois ans quand mes parents ont tout quitté : Rome, capitale étouffante et clinique, prison dorée. Toute ma vie, je les ai entendu évoquer le passé avec cet empressement qu’on les gens fiers de leur présent. Je crois qu’ils n’ont jamais regretté leur choix, comme ils n’ont jamais tremblés en me voyant devenir une femme sauvage. Ma mère a sans doute déploré mes vêtements déchirés, mes genoux écorchés et les convocations pour bagarre à l’école mais j’ai d’elle une image toujours souriante. Heureux. Je crois que c’est la raison pour laquelle mon enfance me manque tellement : elle a été ce que n’importe qui peut désirer : libre, insouciante et longue. Je suis une de ces éternels enfants qu’on regarde avec compassion dans les villes. N’imaginez pas que je ne connais rien de la vraie vie : je connais le devoir, la responsabilité, la mort et le chagrin aussi bien que n’importe qui… Mais j’ai gardé cette étincelle, cliché démodé, celle-là-même que les Hommes appellent « innocence » sans rien n’y comprendre… Bref, comme toujours mes monologues silencieux m’égarent.

Une fois levée, je pose les yeux sur ma valise puis sur l’enveloppe soigneusement scellée et posée sur mon bureau. En enfilant un short en jeans et un t-shirt, je tente de me remémorer mes 6 années d’études. Je ne crois pas avoir quoique ce soit à mettre aux oubliettes mais j’ai l’impression de n’avoir jamais été moi. C’est étrange quand on sait que je n’ai jamais été aussi sûre de qui j’étais que durant ces quelques ans. Je papillonne des cils devant la glace et glisse mon diplôme de vétérinaire dans mon sac, entrainant ma valise et la vie hors de cette chambre désertée à jamais. Cette pièce aura toujours été un hall de gare pour ses habitants : mon père puis son frère, mes deux cousins, moi… Mon grand-père doit se perdre dans le compte. Sa maison a hébergé tant de rêveurs hippies et de gens décalés. La famille est comme ça : généreuse et, ne le cachons pas, complètement bancale. Sortir de l’ordinaire et vivre hors du temps… Le rêve de chaque génération de Sanza, j’imagine. Une règle d’or pour sûr…
Une dernière traction et le lionceau roula dans l’herbe alors que le sédatif semblait perdre de son effet sur la lionne. Je passais une main sur mon front, me maculant à coup sûr de sang. Un sourire naquit sur mes lèvres et je me laissais tomber en riant. Les personnes présentent me regardèrent avec inquiétude. J’étais seulement épuisée, complètement vidée du moindre atome d’énergie qu’il me restait. Mes paupières closes, les images de la ferme familiale en Afrique du Sud m’assaillirent. Depuis combien de temps n’avais-je pas pris de nouvelles ? Un mois ? Peut-être deux… Je jetais un coup d’œil à mon portable : 4 mois ? Je hoquetais de surprise. Est-ce que ce parc occupait tant de place dans ma vie ? Et pourquoi ? J’étais à Long Beach alors que j’avais prêché toute ma vie l’idée que le bonheur, le mien en tous cas, était dans le bush. Je ne me souvenais plus quand les choses avaient changé à ce point ? Le coup de fil du Professeur Manzi, ma décision de le suivre dans son projet fou, l’instant où j’avais découvert ce nouveau continent, la première fois où j’avais réalisé que cette idée pouvait marcher ou était-ce simplement le temps et la vie qui m’avaient changée ? Je n’en savais rien mais apparemment, ce que j’avais construit ici valait bien une existence là-bas. La ville était moins colorée, la chaleur moins torride, la liberté… moins bien feinte… Une larme coula le long de ma joue. J’ignore encore si c’est de joie ou de douleur que j’ai pleuré en sombrant dans le sommeil.