Il fut un temps où, insouciante, je courais en couche culotte au beau milieu d’un champ en fleurs, en riant aux éclats sous l’œil attentif du soleil. Il m’en fallait peu pour être heureuse. En ces temps-là encore, je n’avais que la notion du bien et du mal. D’un côté, il y avait les méchants pas beaux et de l’autre, les très gentils. Mais pour moi, encore toute gamine, c’était tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Je ne faisais pas de différences. Quoiqu’en fait, non, je ne courais pas en couche culotte dans un champ en fleurs, mais plutôt en robe hideuse, de celles qu’on peut apercevoir dans la Petite Maison dans la prairie, dans un jardin envahi par les mauvaises herbes. Un sourire enfantin s’étalait sur mon visage tandis que, sous un ciel grisonnant, je coursais le chat qui m’échappait toujours.
Au fait, je ne me suis pas présentée. Destiny Elianor Stayerson, à votre service. Destiny parce que mes parents espèrent encore et encore que j’aurais un destin exceptionnel, de ces stars de cinéma se pavanant sur les plages ou foulant les tapis rouges. Mais rien de cela n’est arrivé. Je n’étais jusque-là qu’une simple étudiante en arts. Elianor car c’est le prénom d’une actrice pas du tout connu et qui, selon moi, vient de la Préhistoire. Ma mère vénérait cette femme surtout pour ses films mais aussi pour le destin tragique et funèbre qui est venu la cueillir un certain soir de février. Et Stayerson… N’en parlons pas. Je ne préfère pas m’étendre sur mon nom de famille.
Je suis née le quatorze juillet 1989, dans une ville dont le nom est tellement compliqué qu’il m’a échappé. Mais c’est quelque part en Californie, près de Santa Cruz. Ma mère a des origines françaises qui remontent au Moyen-Âge. Autant dire que ces racines se sont perdues dans le fil du temps. Elle avait 25 ans lorsqu’elle m’a eu. Mon père, lui, il s’en allait sur ses 43 ans. 100% américain, il a tenté de m’insuffler la culture américaine : hamburgers chaque jour, matchs de foot américains ou matchs de baseball ( le seul match que je regardais, c’était le match de baseball lors de la Superbowl ). J’étais plutôt orientée nature, activités manuelles, longues balades en pleine forêt ou en campagne… Ce que lui ne voyait pas d’un bon œil. Il pensait que le meilleur pour moi aurait été de graisser des voitures, de faire de hautes études scientifiques, de déposer des brevets et tout le tralala, mais ça ne me plaisait guère. J’avais décidé de m’orienter vers les arts, un point final. Combien de fois, dans ma tendre enfance, je m’étais prise des gifles en travers de la joue car, pour passer le temps, je dessinais dans un carnet ? Combien de fois ai-je vu des courts récits atterrir au feu car « l’imagination, ça ne fait pas grandir un homme » ? Autant de fois que possible avant de craquer. Ce qui arriva un jour, alors que je me développais.
J’avais quatorze ans, les yeux clairs et les yeux qui devenaient un peu plus foncés que quand j’avais dix ans. J’avais des amis extraordinaires, des amis qui tentaient de m’entraîner dans de folles soirées où l’amusement serait le maître mot. Mais, on entravait encore à ma vie. Il se dressait là, tout proche, tout distant, dans l’ombre. On savait qu’il était là, qu’il préparait quelque chose, mais je ne saurais dire quoi. Il ne pouvait pas me blâmer de vouloir me fondre dans la masse, de vouloir me faire des amis. Apparemment, il ne voulait pas ça. Ce soir-là, alors que j’étais chez une amie, à faire la fête comme il se devait. Il a débarqué à l’improviste et a tout gâché au sens propre du terme. Il m’avait empoigné par le bras et m’avait contraint à le suivre. J’en avais marre qu’on décide à ma place, marre que les décisions en ce qui concernent ma propre vie m’échappent. Il fallait que je remédie à cela. Je m’étais débattue, comme une furie. J’avais fait pleurer ma mère, mais qu’importe ? Je n’étais plus la petite « Douceur » qu’elle avait connue. Je n’étais plus son petit bébé. Elle me voyait grandir, elle me voyait me rebeller contre mon père qui me tenait captive dans ses idéaux. Et ça la blessait. Alors, je m’étais donc débattue, jusqu’à ce qu’on me lâche, jusqu’à ce qu’il ose lever la main sur moi. Réfugiée dans ma chambre, j’ai concocté un plan qui visait à m’échapper de cet enfer infernal. J’avais préparé mes bagages et je m’étais enfuie au creux de la nuit, alors que la maison s’installait dans un climat de paix, ponctué par les ronflements sonores de mon père.
La sonnerie du téléphone avait brutalement rompu nos jeux, à ma meilleure amie et à moi. A l’autre bout du fil, la voix affolée de ma mère. Je ne l’entendais que par grésillements. Voix si lointaine, si distante ! La mère de mon amie parlait calmement, à ma mère. Oui j’étais chez elle. Oui j’allais bien. Non, j’étais conviée à aller en vacances au bord de la mer avec eux. Je n’allais pas rentrée. Lorsqu’on raccrocha, on m’apprit que mon père s’était lui aussi enfui de la maison, comme s’il cherchait à exorciser un vieux démon. Il n’était rentré à la maison que trois jours après le coup de téléphone, bourré comme pas possible, des morceaux de nature ( bois, feuilles, herbes et mousse ) s’entremêlant dans ses cheveux gras et sales. Il disait qu’il avait réfléchi. Qu’il avait pensé. Il voulait que je rentre à la maison, qu’il changerait et qu’il prendrait soin de moi. Mon œil ! Lorsque je suis rentrée, deux semaines plus tard, il m’attendait sur le seuil de la porte, une lueur mesquine dans le regard. Je savais que rien n’avait changé.
La rupture entre mon père et moi eut lieu lorsque j’eus dix-huit ans et que je remportais mon premier concours de photographie amateur. C’était un concours organisé au sein de l’association de photographie de la ville et, avec les clichés que j’avais pris ici et là, j’avais su faire frémir les juges. J’étais apparue dans le journal local, le titre me qualifiant de « Robert Doisneau américain ». Quelques unes de mes photographies étaient apparues dans des films qui n’ont pas si bien marché que ça, mais j’avais enfin récolté le fruit de tant de dures années de travail, d’apprentissage des arts. J’étais heureuse de me voir récompensée de la sorte. Mon père, moins. Lorsque j’avais rapporté mon trophée à la maison, maman cuisinait son fameux hachis parmentier tout en écoutant Edith Piaf à la radio. Maman et Edith, une grande histoire d’amour. Mon père regardait un match de foot américain à la télé. J’avais débarqué dans ce calme olympien comme un enfant sautant à pieds joints dans une flaque d’eau paisible.

« Maman ! Tu ne devineras jamais ! Regarde ce que j’ai gagné au concours de photo !!! Le trophée ! J’suis arrivée première, tu te rends compte ? Première, maman ! »

J’avais alors posé ma coupe qui se composait en tout et pour tout d’une des photos favorites du jury dans un cadre ouvragé tout en verre et en cristal. Mon sourire s’étalait sur mon visage, brillait dans mes yeux. Je m’étais alors retournée vers mon père, guettant une réaction. Il s’était levé, serein. Et, marchant d’un pas allègre en ma direction, il ne laissait rien transparaître. Et, quand il fut à mes côtés, il prit mon trophée, l’observa quelques secondes et le laissa « involontairement » tomber par terre.

« L’imagination, avait-il dit, ne fait pas grandir un homme. Ca ne te mènera nulle part, cette vie sans avenir. Qu’est-ce que l’imagination si ce n’est que des rêves fous, insensés, qu’on ne peut réaliser ? On ne peut vivre de ses rêves. Abandonne cette voie, ma fille, et dirige-toi vert le noble art qu’est la science. L’avenir, c’est ça. L’avenir se trouve dans une éprouvette, en laboratoire, sous un microscope. L’avenir se trouve dans la tête de personnes intelligentes, qui usent de leur raison pour trouver et régler les problèmes. Mets-toi ça dans le crâne. »

Je l’avais fixé, avec une envie irrésistible de lui coller ma main sur le visage. Il m’aurait fallu deux heures, deux minables heures pour remplir mes valises, les fourguer dans ma voiture et m’en aller loin, très loin, de mon assassin de père, qui écrasait du talon le moindre de mes rêves, de mes goûts, dans l’espoir que je me dirige vers un métier plus sûr. J’avais mis le contact et, sous l’œil humide de ma mère, je partis, sans notion de retour.
L’Université, c’est quelque chose que je n’oublierais pas. Pour tout dire, je n’oublierais jamais cette période. J’ai rencontré des gens de mon âge partageant les mêmes goûts que moi, n’hésitant pas à se rendre ridicules pour les besoins d’un objectif, à faire tomber les vêtements pour poser nu pour les besoins d’une école de dessin. On aurait pu dire qu’une vie de bohème s’engageait alors pour moi, mais ce ne fut pas vraiment le cas. J’étais avide de connaissance, de découvrir de nouveaux endroits qui se prêteraient au jeu de mes flashs incessants, les immortalisant dans leur fraîcheur nouvelle. Je capturais ces instants d’une rare préciosité. Et je les gardais en mémoire, dans l’espoir de pouvoir les exhiber un jour, avec fierté, devant ma famille.
Me voici où j’en suis, à présent. Je sors tout juste de l’Université, des projets en tête. Photographe amatrice, je vole de place en place pour trouver la perle qui saura se prendre dans mes filets iconographiques. Peut-être devrais-je tenter ma chance en entrant chez un photographe professionnel ou dans les agences de mannequinat. Peut-être…